Selon Derrida, "le cartésianisme appartient, sous cette indifférence mécaniste, à la tradition judéo-christiano-islamique d'une guerre contre l'animal, d'une guerre sacrificielle aussi vieille que la Genèse" (p.140) [...] "cette violence ou cette guerre ont été, jusqu'ici, constitutives du projet ou de la possibilité même d'un savoir technoscientifique dans le processus d’humanisation ou d'appropriation de l'homme par l'homme, y compris dans ses formes éthiques ou religieuses les plus élevées" [...] "Aucune noblesse éthique ou sentimentale ne doit nous dissimuler cette violence". Notez-bien le "jusqu'ici", qui semble sous-entendre qu'une sortie de cette guerre contre l'animal est un avenir possible pour l'homme dès aujourd'hui. Je regrette d'ailleurs que certains philosophes d'aujourd'hui semblent omettre de remarquer ce détail, et se permettent dès lors de résumer la pensée de Derrida à l'idée que "le sacrifice (notamment carnivore) de l’animal possède une fonction cardinale dans le procès par lequel l’homme s’auto-assigne une subjectivité qui le distingue de l’animal, et [que] la distinction entre l’homme comme être vivant politique et l’animal comme être vivant a-politique se situe à l’origine de l’État moderne." (Source : Philosophie n°112, Editions de Minuit). Encore une tentative grossière pour justifier la consommation de produits animaux, alors que tout le discours de Derrida montre bien qu'il cherche à souligner les problèmes d'une telle pratique... Peut-on vraiment oser affirmer que le massacre des animaux est ce qui nous permet d'avoir une subjectivité et un système politique ? Je veux bien comprendre qu'il puisse y avoir certains liens, mais certainement pas qu'ils soient indispensables. J'espère que c'est simplement le résumé qui ne fait pas honneur à l'article qui se trouve dans Philosophie, que j'espère pouvoir lire prochainement, et qui a été écrit par un certain Patrick Llored qui semble, par ailleurs, très sensible à la cause animale et partisan du véganisme.
"Cette haine belliqueuse au nom des droits de l'homme, en somme, loin de soustraire l'homme à l'animalité au-dessus de laquelle il prétend s'élever, confirme qu'il y a là une sorte de guerre entre les espèces. Et que l'homme de la raison pratique reste bestial dans son agressivité défensive et répressive, dans son exploitation de l'animal à mort" p.141
Un parallèle avec le génocide juif ?
Derrida cite Adorno : "pour un système idéaliste [comme le système de Kant et de Descartes], les animaux jouent virtuellement le même rôle que les Juifs pour un système fasciste. [...] Et ce fascisme commence quand on insulte un animal, voire l'animal dans l'homme." (p.143) Insulter un homme d'animal impliquerait qu'animal est une insulte. Or l'animalité de l'homme est un tabou. Il y a une haine du kantien pour cette animalité.
Derrida cite également Elisabeth de Fontenay dans La raison du plus fort, où elle parle des penseurs juifs de l'éthique animale (Peter Singer notamment) : "des victimes de catastrophes historiques ont en effet pressenti dans les animaux d'autres victimes, comparables jusqu'à un certain point à eux-mêmes et aux leurs." (p.145)
On notera malgré tout le caractère frileux de la manière dont Derrida propose de penser un parallèle entre le génocide juif et l'exploitation animale massive : il se cache derrière des citations d'autres auteurs.
Vers une nouvelle manière de penser les animaux dans la philosophie occidentale
Derrida dénonce le postulat du système philosophique idéaliste :
Derrida dénonce le postulat du système philosophique idéaliste :
"Ce soi-disant "humanisme rationaliste" se presse d'enfermer et de délimiter aussi bien le concept d'homme que celui de raison"[...]Derrida appelle donc à raisonner d'une manière différente et nouvelle au sujet des animaux et de l'homme.
"Le simplisme, la méconnaissance, la dénégation violente que nous analysons en ce moment me paraissent aussi des trahisons à l'égard de possibilités humaines refoulées, d'autres pouvoirs de la raison, d'une logique argumentative plus compréhensive, d'une responsabilité plus exigeante quant au pouvoir questionnant et quant à la réponse, aussi bien au regard de la science - et par exemple, ce n'est qu'un exemple, au regard des savoirs zoologiques ou éthologiques les plus ouverts et les plus critiques." p.146
La justice envers l'animal comme racine de toute justice humaine ?
Derrida montre que même Lévinas, dans sa réflexion sur la notion de justice, omet la question de l'animal, qui pourtant pourrait y être d'une grande utilité. Les animaux étant radicalement "autres" par rapport aux êtres humains, la compassion que nous éprouvons pour eux malgré leur différence pourrait être un tremplin vers la nécessité de justice entre tous les hommes :
"On pourrait imaginer que l'animal, l'autre-animal, l'autre comme animal, occupe, entre les hommes et les visages de ceux qui se regardent comme des frères ou des prochains, la place du tiers, et donc du premier appel à la justice." Mais Lévinas ne le dit pas ainsi, et s'arrête à la frontière humaine... p.155
"Cet au-delà des partenaires, donc du duel spéculaire ou imaginaire, ne doit-il pas, pour rompre avec l'image et avec le semblable, se situer au moins dans un lieu d'altérité assez radicale pour qu'on doive y rompre avec toute identification d'une image de soi, avec tout vivant semblable, et donc avec toute fraternité ou toute proximité humaine, avec toute humanité ?" p.181 Autrement dit pour être sûr d'inclure toute l'humanité, tout ce qui semble humain dans notre notion de justice, il faut commencer par appliquer cette justice envers ce qui est radicalement différent de l'humain, les animaux.Derrida fait aussi remarquer que lors d'une conférence, face à la question "l'animal a-t-il un visage ?" (au sens de "visage" très spécifique à Lévinas), Lévinas a avoué qu'il ne pouvait pas répondre, parce qu'il ne savait pas, n'avait pas pris le temps de réfléchir à la question. Un aveu d'échec qui en dit long.
Conclusion
En résumé, voici les grandes lignes que l'on peut retenir de la pensée derridienne à l'égard des animaux :
"Il s'agit aussi de se demander si ce qui s'appelle l'homme a le droit d'attribuer en toute rigueur à l'homme, de s'attribuer, donc, ce qu'il refuse à l'animal, et s'il en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible en tant que tel." p.185-186 Autrement dit, toujours nous demander si notre justification de l'utilisation animale n'est pas seulement basée sur des postulats, des notions qui ne sont pas démontrées rigoureusement.
"Au lieu de simplement rendre la parole à l'animal, ou donner à l'animal ce dont l'homme le prive en quelque sorte, marquer que l'homme en est aussi, d'une certaine manière, "privé", privation qui n'est pas une privation, et qu'il n'y a pas de "en tant que tel" pur et simple." p.219 Autrement dit, toujours se demander s'il y a réellement des différences structurelles entre le comportement des animaux et celui des hommes. Ce qui nous dirige dans nos actions, est-ce vraiment si différent de ce qui dirige les actions des animaux ? Si oui, notre manière d'agir est-elle vraiment plus efficace que celle des animaux ?On retrouve donc dans la pensée de Derrida de nombreux éléments qui semblent aller dans le sens du véganisme. On peut malgré tout regretter qu'à aucun moment le philosophe ne parle de ce genre de mesure concrète qui serait l'application de son discours. Derrida semble même avoir une vision négative du végétarisme ou du mouvement pour les "droits des animaux". Il affirme en effet, en parlant de la domination que l'homme exerce sur les animaux :
"Et cette domination s'exerce aussi bien dans la violence infinie, voire dans le tort sans fond que nous infligeons aux animaux, que dans les formes de protestation qui partagent au fond les axiomes, les concepts fondateurs au nom desquels s'exerce cette violence, même quand elles s'orientent vers une Déclaration des droits de l'animal ou une culture écologique ou végétarienne dont l'histoire est déjà si riche et si ancienne."Comment comprendre cette accusation ? Comment Derrida peut-il voir la "Déclaration des droits de l'animal" et le végétarisme comme des formes de domination ? Peut-être a-t-il remarqué, comme tous les véganes, que la Déclaration ne vise pas à abolir l'utilisation animale, mais seulement à la réglementer (bons traitements, mort indolore, soins des animaux de compagnie et "respect" des animaux de loisir). Peut-être sait-il également que le végétarisme ne va pas assez loin (utilisation des animaux pour les produits laitiers, les oeufs, le cuir, la laine...). On peut dès lors se demander : Qu'aurait pensé Derrida du véganisme ? Pourquoi ne le mentionne-t-il pas alors qu'il me semble que son discours y mène tout droit ? Il est malheureux de constater qu'apparemment, la société actuelle est tellement embourbée dans l'utilisation animale que Derrida lui-même n'est pas parvenu à pousser sa réflexion jusque là, peut-être à cause d'un manque d'information sur le sujet, ce qui donne dès lors le sentiment à ses lecteurs qu'aucune solution concrète n'est possible. Espérons que le mouvement végane parvienne à mettre largement en avant ces solutions.