mardi 2 avril 2013

Zoopolitique et différance

Le sacrifice de ce que l'on appelle "l'animal", ainsi qu'il est représenté par le concept de pharmakon, permet l'institution de la société humaine, qui se définit dans un jeu d'oppositions avec "l'animal". En ce sens, le sacrifice animal est une notion hautement politique, d'où la volonté chez Derrida de parler de zoopolitique.

La zoopolitique serait le "lieu d'une analyse et d'une interprétation de ce qu'est notre modernité politique en ses liens avec l'animalité de l'homme et celle de l'animal" (p.50) et avec la façon dont elle oppose l'humain et l'animal.

La question de la limite
Si Derrida cherche à déconstruire cette opposition, ce n'est pas pour instaurer une continuité absolue entre tous les êtres vivants, sans aucune forme de distinction, mais plutôt pour souligner l'immense complexité des limites entre les différentes formes de vivants, qui dépasse largement le simpliste humain/non-humain. Cette instauration d'une limite totalement arbitraire serait l'origine même de la violence.

"La discussion devient intéressante quand, au lieu de se demander s'il y a ou non une limite discontinuante, on cherche à penser ce que devient une limite quand elle est abyssale, quand la frontière ne forme pas une seule ligne indivisible mais plus d'une ligne en abîme ; et quand, par conséquent, elle ne se laisse plus tracer, ni objectiver ni compter comme une et indivisible. Que sont les bords d'une limite qui croît et se multiplie à se nourrir d'abîme ?" Jacques Derrida, "L'animal que donc je suis", L'animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999, p.281, cité par Florence Burgat, Une autre existence - La condition animale, Paris, Albin Michel, 2012, p.303

Un orang-outan appelé Jack, étude faite au Jardin des Plantes - Jean Pierre Dantan, 1836
Cette sculpture en bronze faisait partie de l'exposition Beauté Animale de 2012 au Grand Palais, à Paris. Même si on y reconnait clairement un orang-outan, l'expression du visage, emplie de lucidité, est frappante. Les poils hérissés sur la tête forment une sorte de couronne de lauriers qui rappelle les héros antiques. Le choix de sculpter un buste, habituellement réservé aux humains, n'est pas anodin. Une image de dignité qui semble traverser sans honte la sacro-sainte limite humain/animal.

Différance
Le concept de différance chez Derrida est particulièrement parlant lorsqu'il est mis en relation avec la question de l'animalité. La différance, c'est "la condition de possibilité même de la différence" (Florence Burgat, op. cit., p.221), c'est l'idée que la notion même de différence ne peut exister qu'en rapport avec autre chose, et pas seulement dans la chose elle-même. Ce qui est différent est différent parce que cela diffère d'autre chose. Ce qui est différent n'est jamais tout de suite, d'emblée différent, mais il y a comme un mouvement de temporisation indispensable à l'institution d'une différence : c'est différent... toujours par rapport à autre chose, ailleurs, et jamais en soi. Cette temporisation, c'est la différance (qui vient de différer, signifiant à la fois ajourner et différencier).

Ainsi, l'animal n'est pas en soi différent. C'est dans cette temporisation, cette attente d'un autre terme (l'humain) contre lequel on le construit, qu'il diffère ; le problème étant précisément que cet "humain" est défini de manière totalement arbitraire dans sa simple opposition avec "l'animal". On voit en quoi cette construction mentale ne repose sur rien de stable puisque la prémisse dépend de la conclusion et vice versa !

Or la différance, cette idée de singularisation, dans le temps et l'espace, toujours par rapport à autre chose, est un mouvement qui dépasse de loin la simple distinction humain/animal. Pour Derrida, "il y a de la différance (avec un "a") dès qu'il y a de la trace vivante, un rapport vie/mort, ou présence/absence", "dès qu'il y a du vivant [...] à travers et malgré toutes les limites que la plus forte tradition philosophique ou culturelle a cru pouvoir reconnaître entre l'homme et l'animal" (Jacques Derrida, De quoi demain... Dialogue avec Elisabeth Roudinesco, Paris, Fayard et Galilée, 2001, p.145, cité par Llored, p.53). Le vivant en soi est différance en cela que le mouvement de la vie-même est singularisation par rapport à un environnement, ainsi que le développe Florence Burgat. L'idée de limite stricte entre l'humain et l'animal se noie ainsi dans la différance.

La zoopolitique
Lorsque l'on réfléchit à la politique dans son rapport avec l'animalité, on doit, d'après Derrida, se garder de deux écueils anthropocentristes : l'idée que la souveraineté humaine est une bestialité, et l'idée inverse que le comportement des animaux non-humains est une forme d'organisation politique. Autrement dit, la politique n'est pas une forme d'expression de la bestialité humaine, tout comme l'organisation des sociétés animales n'est pas une forme d'humanité : la limite entre "nature" et "culture" est bien plus complexe. En refusant ces écueils anthropocentristes, on réussit à cerner "la spécificité radicale de la politique moderne", c'est-à-dire sa violence, sans l'excuser par un argument biologique.

Pour Derrida, la politique moderne, la souveraineté, ne parvient à se penser qu'en rapport avec "une thèse métaphysique portant sur l'animalité" (p.57), qui aujourd'hui s'exprime dans le phénomène du pharmakon exposé dans l'article précédent. La zoopolitique, c'est cette impossibilité de penser la politique en dehors du pharmakon animal, c'est cette contradiction entre, d'une part, l'exclusion de l'animal non-humain et de l'animal dans l'homme, et d'autre part, la violence de cette exclusion qui devient elle-même bestiale, mais qui se pose, elle, comme acceptable, car organisée et légalisée. Cette violence vient de ce que le souverain, pour exercer son pouvoir, doit être au-dessus de la loi ; l'animal étant "hors la loi", le souverain, par la violence bestiale, s'identifie à l'animal pour exercer son pouvoir. Il exerce ce pouvoir à l'encontre de l'animal, car ce dernier n'est pas protégé par la loi, étant jugé incapable de souscrire à un contrat d'engagements mutuels (droits/devoirs), incapable de répondre de ses actes. On voit ainsi clairement la machine infernale que constitue la souveraineté moderne pour les animaux.

Dès lors, la seule manière de changer ce système serait de montrer que l'animal ne fait pas que réagir mais qu'il peut aussi répondre (notamment "répondre de ses actes", en être responsable, être une subjectivité qui affirme son existence et son indépendance par ses actes singuliers, cohérents, décidés et assumés, ce dont on peut difficilement douter après avoir lu le dernier ouvrage de Florence Burgat). Car l'animal non-humain n'a-t-il pas aussi un certain langage ?

[A suivre pour quelques notes sur les deux derniers concepts...]

samedi 9 mars 2013

Pharmakon

Après avoir exposé le concept de carnophallogocentrisme, c'est tout naturellement que Llored enchaîne sur l'idée de pharmakon, qui vient parfaitement compléter la première notion.


Pharmakon

Pharmakon, en grec, peut signifier à la fois "poison" et "remède". Ainsi, l'emblème paradoxal des pharmacies françaises représente-t-il la coupe d'Hygie, déesse de la santé, autour de laquelle s'enroule un serpent : le venin s'annonce en même temps remède. Llored, en réinterprétant Derrida, propose de voir l'animal dans les sociétés occidentales comme un véritable pharmakon : l'humanité se pense, se constitue en opposition à l'animalité. Elle écrit sa propre histoire à partir d'un contre-modèle absolu, l'animal. Dès lors, aussi négatif ou repoussant que puisse être ce contre-modèle, il est en même temps indispensable à la constitution même de l'humanité. Cette dernière ne peut donc pas se passer de ce contre-modèle et en devient dangereusement dépendante, le comble étant que cet "animal" indispensable n'est rien de plus qu'une fable, ne reflétant aucune réalité matérielle, comme l'exprime parfaitement Derrida : "parmi les non-humains, et séparés des non-humains, il y a une multiplicité immense d'autres vivants qui ne se laissent en aucun cas homogénéiser, sauf violence et méconnaissance intéressée, sous la catégorie de ce qu'on appelle l'animal ou l'animalité en général" voir ici.

L'animal représenterait donc le mal, jouerait le rôle de bouc-émissaire qui doit être expulsé, d'après un rituel déterminé, à la fois du corps biologique du sujet souverain (répression de notre "animalité") et du corps de la cité (sacrifice carnivore et sacrifice politique qui refuse toute considération juridique à l'animal alors même qu'il est indispensable à la constitution de la souveraineté, comme nous l'avons vu dans l'article précédent). Il me semble que l'on peut retrouver ce système de bouc-émissaire servant à renforcer un groupe dominant à bien d'autres échelles de la société humaine : dans une classe d'élèves mais aussi dans le sexisme, le racisme... Toutes ces sortes d'expulsions n'étant pas sans rapport, justement, avec un certain rejet d'une prétendue animalité, faisant en quelque sorte de toutes les victimes de ces discriminations des pharmakoi modernes.

Derrida dans le texte
"Le corps propre de la cité reconstitue donc son unité [...] en excluant violemment de son territoire le représentant de la menace ou de l'agression extérieure. Le représentant représente sans doute l'altérité du mal qui vient affecter et infecter le dedans, y faisant imprévisiblement irruption. Mais le représentant de l'extérieur n'en est pas moins constitué, régulièrement mis en place par la communauté, choisi, si l'on peut dire, dans son sein, entretenu, nourri par elle, etc. Les parasites étaient, comme il va de soi, domestiqués par l'organisme vivant qui les héberge à ses propres dépens." Jacques Derrida, "La pharmacie de Platon" (1968), repris dans La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p.166, cité par Llored p.44.

Ainsi, la cité, paradoxalement, accueille d'une certaine manière ce qu'elle souhaite rejeter. On peut facilement faire le parallèle avec la condition animale aujourd'hui en Occident, ces animaux majoritairement accueillis pour être d'autant mieux "exclus", et avec quelle violence, ces animaux "hébergés", "domestiqués", "nourris", "entretenus", notamment par l'industrie, pour être d'autant mieux sacrifiés au nom de la cité, au nom de l'humanité qui s'unifie autour de ce sacrifice.

[A suivre pour quelques notes sur les trois concepts suivants...]


lundi 25 février 2013

Le Carnophallogocentrisme


Beaucoup d'articles ont déjà été écrits sur ce petit ouvrage d'une centaine de pages, notamment celui-ci que j'ai trouvé très pertinent et qui aide à remettre les choses en perspective. Loin d'avoir le niveau nécessaire pour la rédaction d'une telle critique, je me contenterai de recenser ce que la lecture de l'analyse de Llored m'a apporté. Notes de lecture et réflexions pour moi, peut-être suggestion d'aller puiser les idées à leur source pour vous, car le texte est bien plus riche que ce qui pourra apparaître dans ces quelques paragraphes...

Carnophallogocentrisme

Derrière ce mot tout en rondeurs se cachent les pires horreurs que commet quotidiennement notre société occidentale. Le carnophallogocentrisme, c'est le sacrifice de l'animal non-humain, effectué en vertu du primat de la parole et de la raison (logos), primat établi par une société phallocratique (dominée par le pouvoir masculin). En effet, dans notre société, l'individu "normal", "neutre", l'étalon de toute humanité, est l'homme de sexe masculin persuadé que la raison est son propre. L'homme établit en partie son pouvoir sur la distinction rationnel / pulsionnel, ce dernier étant considéré comme spécifique aux animaux (et même aux femmes, dans une certaine mesure), qu'il sacrifie sur l'autel de son pouvoir.

Si la mort de l'animal n'apparaît pas comme un problème aux yeux de la société carnophallogocentrique, c'est parce qu'on lui refuse l'accès à un ordre symbolique, à l'ordre du logos, considéré comme un privilège humain - alors même que ce privilège paraît de plus en plus discutable au vu des recherches contemporaines en éthologie. Si l'animal possédait comme nous le logos, le tuer serait un meurtre. Mais en tuant massivement les animaux sans considérer cela comme un meurtre, on nie de fait qu'ils puissent avoir un logos et on s'octroie donc le privilège du logos - sur aucune base, sinon ce sacrifice de fait. Le raisonnement, si grotesque soit-il, semble être : "Si c'était inacceptable, on ne le ferait pas. Puisqu'on le fait aussi facilement et dans de telles proportions, c'est acceptable. Si c'est acceptable, c'est que l'animal n'est pas comme nous, ne mérite pas qu'on prenne ses intérêts en compte comme on prendrait en compte ceux d'un humain raisonnable."

Par ailleurs, l'humain, pour se protéger, pour être reconnu comme important, croit devoir être le plus puissant. Le pouvoir absolu, c'est le pouvoir de vie et de mort. Puisqu'il lui faut l'exercer pour fonder son autorité, l'humain a comme créé de toutes pièces une catégorie d'êtres dont la mort ne compte pas, et semble même nécessaire. En exerçant ce pouvoir à l'encontre des animaux, l'humain institue donc sa souveraineté (il légitime son autorité). L'humain raisonnable se pose ainsi radicalement, violemment à part du reste de la création : il construit sa propre subjectivité par le sacrifice animal, sans fonder en raison cette distinction absolue entre l'animal non-humain et lui.

"Faire du corps de l'animal une chose purement matérielle est la finalité même de cette opération "mystique" institutrice de l'humain en Occident." p.33

D'où opposition entre le corps (animal) et l'âme (humaine), conception elle-même issue du carnophallogocentrisme.

Derrida dans le texte
"Dans notre culture, le sacrifice carnivore est fondamental, dominant, réglé sur la plus haute technologie industrielle, comme l'est aussi l'expérimentation biologique sur l'animal - si vitale à notre modernité. [...] Le sacrifice carnivore est essentiel à la structure de la subjectivité, c'est-à-dire au fondement du sujet intentionnel et, sinon de la loi, du moins du droit, la différence entre la loi et le droit, la justice et la loi restant ici ouverte sur un abîme. Si on veut parler d'injustice, de violence ou d'irrespect envers ce que nous appelons si confusément l'animal - la question est plus ouverte que jamais (et j'y inclus, donc, au titre de la déconstruction, un ensemble de questions sur le carnophallogocentrisme), il faut reconsidérer la totalité de l'axiomatique métaphysico-anthropocentrique qui domine en Occident la pensée du juste et de l'injuste."
Jacques Derrida, Force de la loi. Le "fondement mystique de l'autorité", Paris, Galilée, 1994, p.42-43, cité par Llored.

Malgré l'enthousiasme de Llored face à la pensée derridienne sur l'animal, il me semble important de remarquer encore une fois (voir la conclusion de mes notes sur L'animal que donc je suis) que Derrida, s'il pose de nombreuses questions éminemment pertinentes et subversives, ne s'engage pas clairement, à ma connaissance, en faveur d'une éthique animale particulière ou en faveur d'une quelconque pratique concrète (alimentaire, politique...) pour les animaux. Sa pratique personnelle n'est d'ailleurs pas très claire, entre certains témoignages affirmant qu'il était tout à fait capable de parler de sa philosophie animale tout en mangeant un bon steak tartare : "a 1990 lunch with Jacques Derrida in rue Linné, Paris, near the Galilée office, listening to him talk animatedly about carnophallogocentrism while eating with gusto a plate of steak tartare", et celui de Llored, qui affirme officieusement : "Oui Derrida était végétarien depuis sa jeunesse et est devenu végan lorsqu'il avait une quarantaine d'années...C'est sa femme elle-même, Marguerite Derrida, que j'ai rencontrée, qui me l'a assuré...Elle m'a même avoué qu'il a converti au véganisme ses deux fils, Pierre et Jean, ce dont je suis certain maintenant... Donc on peut dire, c'est ma thèse, que la déconstruction derridienne est une philosophie végane...", c'est donc une parole contre une autre. 

Ainsi, comment être sûr de voir derrière l'affirmation ci-dessus de l'expérimentation animale comme "si vitale à notre modernité", du sacrifice carnivore comme "essentiel à la structure de la subjectivité", un réel appel à "reconsidérer" les fondements de notre société ? N'est-ce pas plutôt un sentiment de découragement qui pointe face à l'ampleur de la tâche ? Je n'en sais rien, et même si Derrida est resté très distant de ceux que l'on considère actuellement comme de grands penseurs de la question animale, même s'il ne semble pas forcément raisonnable d'en faire un héros incompris de la cause animale, il reste que ses tentatives de déconstruction sont un outil formidable pour la réflexion.

[A suivre pour quelques notes sur les quatre concepts suivants...]