samedi 7 février 2015

Lampedusa - Le guépard et les carnages

Francisco de Zurbaran - Agnus Dei, vers 1635-40

En ancien français :
CHARNAGE, carnage, carnaige, s.m. :  
- chair, condition de la créature composée de chair
- nourriture de chair, viande
- festin où l'on mange beaucoup de viandes
- l'époque où l'on peut manger de la chair, tout le temps de l'année qui n'est pas le carême
En français moderne :
CARNAGE, subst. masc. :
- action de tuer, de mettre en pièces (d'une manière violente et sanglante) une grande quantité d'animaux ou d'hommes; résultat de cette action.
- par métaphore, destruction brutale.

Le Prince de Salina, un "guépard" bien mal en point devant ses "carnages"...
Et il alla regarder les "carnages" : il y avait par terre quatre fromages "premier-sel" de douze "rouleaux", de dix kilos chacun ; il y avait six petits agneaux, les derniers de l'année, les têtes pathétiquement abandonnées au-dessus de la large plaie d'où quelques heures auparavant leur vie était sortie ; leurs ventres aussi avaient été écartelés et les boyaux irisés pendaient au-dehors. "Le seigneur ait son âme", pensa-t-il, en se souvenant du soldat éventré un mois plus tôt. Quatre couples de poules attachées par les pattes effrayées, se débattaient sous le museau inquisiteur de Bendico. "Voilà encore un exemple de crainte inutile", pensait-il, "le chien ne représente pour elles aucun danger ; il n'en mangera même pas un os, parce que cela lui ferait mal au ventre." Le spectacle de sang et de terreur, pourtant, le dégoûta. "Toi, Pastorello, va porter les poules au poulailler, pour le moment il n'en faut pas à l'office, et les agneaux, la prochaine fois, apporte-les directement à la cuisine ; ici, ils salissent. Et toi, Lo Nigro, va dire à Salvatore de venir nettoyer et emporter ces fromages. Et ouvre la fenêtre pour faire sortir l'odeur." 
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard, 1958 

"Six petits agneaux, les derniers". Echos : fin d'une dynastie, fin de l'innocence, de la nonchalance.
L'agneau symbole du sacrifice du Christ, le soldat symbole du sacrifice patriotique : et pourtant un dégoût irrépressible pour ces cadavres. Vains sacrifices ? L'ouvrage montrera un Prince peu rigoureux avec la foi, et Garibaldi parviendra malgré la résistance de l'armée à conquérir la Sicile...
Antéposition de la prière : on pourrait croire un instant qu'un agneau en est l'objet. Étrange faiblesse d'un prédateur qui prie pour sa proie. 
Le "guépard" se transforme en chien inoffensif, qui ne représente aucun danger pour le projet des révolutionnaires : chien d'aristocrate, "il n'en mangera même pas un os", refusera tout poste proposé dans le nouveau régime : "cela lui ferait mal au ventre" : indigestion politique, arrogance aristocratique qui ne s'abaisse pas à ces choses-là. Malgré tout, le spectacle dégoûte : attitude passive devant un monde qu'on voit mourir. Aruspicine : un sombre avenir s'annonce dans ces entrailles ; tout cela, métaphoriquement, "sent mauvais" pour les Salina. 
Mépris pour la terreur, l'attitude effrayée : Salina sera le contemplateur apathique de sa déchéance. Les poules qu'on rentre au poulailler : les jeunes filles qu'on a fait revenir du couvent, par peur, à cause du débarquement du 4 avril ?
"apporte-les directement à la cuisine ; ici, ils salissent." Pastorello : sordide pasteur qui guide des agneaux morts. Que les choses se fassent (la mort, la déchéance), mais proprement, élégamment, hors de sa vue. La mort, pour Salina, devrait être aussi belle et nette qu'une oeuvre d'art : Le fils puni de Greuze. 

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