samedi 7 février 2015

Marguerite Yourcenar - Hadrien et le végétarisme


Marguerite Yourcenar, végétarienne, rédige les réflexions de l'empereur romain Hadrien au sujet du végétarisme... Une mise en abyme qui, loin d'être un reflet des convictions de l'auteur, semble prouver sa maîtrise du silence, nécessaire à l'émergence de la figure d'Hadrien. 

"Je me suis assez vite aperçue que j'écrivais la vie d'un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d'attention, et, de ma part, plus de silence."
Marguerite Yourcenar dans les Carnets de notes de "Mémoires d'Hadrien"

J'ai expérimenté brièvement avec l'abstinence de viande aux écoles de philosophie, où il sied d'essayer une fois pour toutes chaque méthode de conduite ; plus tard, en Asie, j'ai vu des Gymnosophistes indiens détourner la tête des agneaux fumants et des quartiers de gazelle servis sous la tente d'Osroès. Mais cette pratique, à laquelle ta jeune austérité trouve du charme, demande des soins plus compliqués que ceux de la gourmandise elle-même ; elle nous sépare trop du commun des hommes dans une fonction presque toujours publique et à laquelle président le plus souvent l'apparat ou l'amitié. J'aime mieux me nourrir toute ma vie d'oies grasses et de pintades que de me faire accuser par mes convives, à chaque repas, d'une ostentation d'ascétisme. Déjà ai-je eu quelque peine, à l'aide de fruits secs ou du contenu d'un verre lentement dégusté, à déguiser à mes invités que les pièces montées de mes chefs étaient pour eux plutôt que pour moi, ou que ma curiosité pour ces mets finissait avant la leur. Un prince manque ici de la latitude offerte au philosophe : il ne peut se permettre de différer sur trop de points à la fois, et les dieux savent que mes points de différence n'étaient déjà que trop nombreux, bien que je me flattasse que beaucoup fussent invisibles. Quand aux scrupules religieux du Gymnosophiste, à son dégoût en présence des chairs ensanglantées, j'en serais plus touché s'il ne m'arrivait de me demander en quoi la souffrance de l'herbe qu'on coupe diffère essentiellement de celle des moutons qu'on égorge, et si notre horreur devant les bêtes assassinées ne tient pas surtout à ce que notre sensibilité appartient au même règne. Mais à certains moments de la vie, dans les périodes de jeûne rituel, par exemple, ou au cours des initiations religieuses, j'ai connu les avantages pour l'esprit, et aussi les dangers, des différentes formes de l'abstinence, ou même de l'inanition volontaire, de ces états proches du vertige où le corps, en partie délesté, entre dans un monde pour lequel il n'est pas fait, et qui préfigure les froides légèretés de la mort. A d'autres moments, ces expériences m'ont permis de jouer avec l'idée du suicide progressif, du trépas par inanition qui fut celui de certains philosophes, espèce de débauche retournée où l'on va jusqu'à l'épuisement de la substance humaine. Mais il m'eût toujours déplu d'adhérer totalement à un système, et je n'aurais pas voulu qu'un scrupule m'enlevât le droit de me gaver de charcuterie, si par hasard j'en avais envie, ou si cette nourriture était la seule facile.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951 

Marguerite Yourcenar a donc eu le talent de savoir écrire ce qui représente un hiatus avec ses propres convictions, pour dresser dès l'ouverture du roman la figure d'un Hadrien drapé de ses responsabilités d'empereur (la sociabilité politique ne saurait être mise en cause par un régime particulier), ouvert d'esprit (il s'est "essayé" au végétarisme comme il acceptera de s'intéresser aux religions chrétienne et juive), universaliste (qui se sent animal tout comme il se sentirait plante, et qui un peu auparavant avait avoué s'être déjà senti vague), relativiste (le refus d'adhérer à tout autre système de valeurs que celui d'Héraclite selon lequel tout change), voluptueux ("tout plaisir pris avec goût me paraissait chaste") sans cesser d'être pragmatique (la Disciplina Augusta des armées où l'on fait de maigres repas), et enfin mystique (constamment travaillé par les Mystères, consultant les astres et les oracles, cherchant ainsi à toucher du doigt les limites de sa vie). Pourtant, si cette réfutation du végétarisme par l'empereur se révèle être l'occasion pour l'auteur de développer en biais une éthopée tout à fait complète d'Hadrien, et où le silence de Yourcenar qui s'efface pour son personnage se fait particulièrement sentir, on notera tout de même qu'il n'est pas inconséquent que cette question du végétarisme, Hadrien se la soit posée, en parlant bien de "notre horreur devant les bêtes assassinées" : expression qui l'inclut dans cette répugnance et où le choix du terme d'assassinat est particulièrement révélateur... Serait-ce le signe que pour Yourcenar, un "grand homme" ne peut être tout à fait indifférent à cette question ? 

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